A la suite de la crise malienne, la question de la bande saharo-sahélienne est revenue sur le devant de la scène africaine. Africa4 remonte le fil chronologique de l’histoire des populations nomades de la zone.
Questions à ... Camille Evrard, post-doctorante en histoire contemporaine à l’université Toulouse-Jean-Jaurès, spécialiste des armées sahariennes.
Qu’est-ce que le « double recrutement » militaire dans les pays de la bande sahĂ©lo-saharienne Ă l’époque coloniale, distinguant les goumiers de l’armĂ©e traditionnelle ? Il faut d’abord dire que « double recrutement » n’est pas une expression consacrĂ©e. Dans les archives coloniales, on parle plutĂ´t d’unitĂ©s mixtes, et leur nom Ă©volue au cours du temps – « groupes nomades » ou GN est celui qui connaĂ®t la plus grande postĂ©ritĂ©. Pour la conquĂŞte du Sahara par le Sud, les troupes coloniales françaises adoptent une organisation spĂ©cifique, nĂ©e vers 1907, qui s’inspire des compagnies sahariennes du Sud algĂ©rien. Dans ce qui deviendra la Mauritanie, le Mali, le Niger et le Tchad, elles crĂ©ent des unitĂ©s mĂ©haristes (de mĂ©hari, le dromadaire de monte saharien) qui emploient des soldats rĂ©guliers, les tirailleurs, et des « supplĂ©tifs » sahariens qui sont dits « appointĂ©s ». Ces derniers sont engagĂ©s parmi les Maures, Touaregs, Toubous, ou Arabes, et sont appelĂ©s « goumiers » par l’armĂ©e coloniale, tout comme les troupes « indigènes » de cavalerie en Afrique du Nord. Ce terme connaĂ®t ensuite une grande postĂ©ritĂ©, pour dĂ©signer les mĂ©haristes locaux du Sahara. Les unitĂ©s mixtes montrent la vision dichotomique simplificatrice des autoritĂ©s coloniales, qui perçoivent le monde ouest-africain en deux grands pĂ´les : sĂ©dentaire et nomade. La diffĂ©rence entre tirailleurs et goumiers se situe dans leur statut, puisque les uns sont des conscrits de l’armĂ©e coloniale, tandis que les autres sont des volontaires contractuels, et payĂ©s sur le budget civil de la colonie. Cela implique que les premiers peuvent ĂŞtre amenĂ©s Ă servir Ă n’importe quel endroit de l’empire colonial, ainsi qu’en Europe pendant les conflits mondiaux ; les seconds, au contraire, sont utilisĂ©s comme « spĂ©cialistes » du terrain saharien, et servent donc « Ă domicile » – du moins dans les limites assignĂ©es Ă leurs dĂ©placements par l’État colonial. Il faut souligner que pendant la pĂ©riode coloniale, les populations nomades n’ont pas Ă©tĂ© soumises Ă la conscription.
Quels en sont les hĂ©ritages au moment de la transmission des armĂ©es nationales ? L’administration coloniale tardive tente Ă maintes reprises de rĂ©former ce système « mixte », de clarifier les statuts des goumiers. C’est une tâche ardue, car il en existe plusieurs sortes. Ceux de la « garde mĂ©hariste », dont le statut est assimilĂ© au corps des « gardes cercles », servent sous autoritĂ© des administrateurs coloniaux pour des missions de police. Ce statut existe dès les annĂ©es 1910 en Mauritanie et 1930 au Niger, et prĂ©voit par exemple des droits Ă la retraite. En revanche, les goumiers des groupes nomades, de statut civil mais servant sous autoritĂ© militaire, n’obtiennent une protection qu’en 1958, lorsqu’est enfin crĂ©Ă© un corps de goumiers rattachĂ© à « l’armĂ©e d’outre-mer ». La question des pensions surgit au moment de leur mise en retraite ou de leur transfert dans les armĂ©es nationales, et montre que l’État français ne tient pas compte de l’anciennetĂ© des goumiers qui ont servi avant 1958. Toujours est-il que, tant au Niger, oĂą la composante nomade de la population est minoritaire, qu’en Mauritanie, oĂą elle est dominante, la majeure partie des anciens goumiers coloniaux qui sont restĂ©s en service après l’indĂ©pendance ont intĂ©grĂ© les corps nationaux de gardes – hĂ©ritiers des gardes cercle et qui ont maintenu des unitĂ©s nomades. Dans l’armĂ©e de terre Ă proprement parler, quelques unitĂ©s mĂ©haristes ont continuĂ© Ă exister, mais avec des effectifs bien moindres et pendant moins longtemps. La diffĂ©rence de taille entre les deux pays, mais qu’il conviendrait de mieux Ă©tudier, concerne plutĂ´t le nombre de jeunes issus des populations nomades ayant intĂ©grĂ© l’armĂ©e nationale dans les premières annĂ©es qui ont suivi sa crĂ©ation. Quelles sont les consĂ©quences du double recrutement dans les processus de constructions des sociĂ©tĂ©s politiques en Mauritanie et au Niger ? C’est ce qu’il reste Ă Ă©clairer, en Ă©tudiant des parcours prĂ©cis d’anciens combattants, et en analysant les politiques publiques des premiers gouvernements de ces pays en matière militaire. Ce qui est frappant, c’est que ce « double recrutement », qui fut prĂ©sentĂ© Ă l’origine comme une solution temporaire liĂ©e aux besoins de la conquĂŞte du Sahara (pour s’adapter aux conditions humaines et gĂ©ographiques particulières), s’est finalement perpĂ©tuĂ© pendant toute la pĂ©riode coloniale. L’histoire de ces groupes nomades et de leurs hommes est toutefois extrĂŞmement complexe : les transformations dans leur organisation sont incessantes et elles sont l’objet de dĂ©saccords profonds entre autoritĂ©s coloniales civiles et militaires. Ceux-ci s’observent Ă plusieurs moments de la pĂ©riode coloniale, par exemple Ă propos de la gestion administrative des rĂ©gions sahariennes – et sont liĂ©s en partie Ă la relation forte entre officiers français mĂ©haristes et populations nomades. En tout cas, en institutionnalisant une forme de sĂ©grĂ©gation au sein des unitĂ©s militaires, ce système a sans doute contribuĂ© Ă rigidifier les rapports entre diffĂ©rentes composantes des populations de ces rĂ©gions, et Ă affaiblir la cohĂ©sion des armĂ©es nationales. Dans les annĂ©es 1990, des unitĂ©s mĂ©haristes rattachĂ©es au corps des gardes nationales ont Ă©tĂ© reformĂ©es en Mauritanie et au Mali notamment, et ce, avec l’appui de la coopĂ©ration militaire française. On a fait appel Ă d’anciens officiers mĂ©haristes français de la pĂ©riode coloniale tardive, ravis de retrouver parfois d’anciens goumiers, retraitĂ©s Ă©galement mais ayant repris du service Ă la demande de leur gouvernement. Au Tchad, au Mali, au Niger et en Mauritanie, des groupes de gardes nationaux nomades montĂ©s Ă dromadaires ont existĂ© jusqu’à peu, ou existent encore aujourd’hui. Elles font l’objet de soutien financier par diverses coopĂ©rations, et les autoritĂ©s sahĂ©liennes ne manquent jamais de prĂ©ciser Ă quel point c’est un outil de sĂ©curitĂ© adaptĂ© Ă leurs pays. Il est intĂ©ressant de noter que c’est dans le corps de la garde rĂ©publicaine du Niger, rĂ©formĂ© et renommĂ© FNIS (forces nationales d’intervention et de sĂ©curitĂ©) Ă l’occasion, qu’ont Ă©tĂ© intĂ©grĂ©s une partie des rebelles touaregs nigĂ©riens après les accords de paix de 1995-1997 avec le gouvernement ; le corps se nomme garde nationale depuis 2011, et abrite les unitĂ©s mĂ©haristes modernes. Quant aux unitĂ©s mĂ©haristes modernes du Mali, il semble que, malgrĂ© les soins portĂ©s par les conseillers militaires français auprès de la garde nationale malienne, elles se soient complètement dĂ©litĂ©es lors de la reprise de la rĂ©bellion Ă la fin des annĂ©es 2000.
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