Depuis la scission de Boko Haram en 2015 en deux factions désormais rivales, la branche ayant obtenu le soutien de l’Etat islamique ne cesse de monter en puissance. Matteo Puxton, spécialiste des questions de défense et observateur de référence de l’Etat ...
... islamique, présente pour FranceSoir la "province Afrique occidentale" de l’Etat islamique ("Gharb Ifriqiyya") et la menace que les djihadistes font peser sur la sous-région. La branche subsaharienne de l’Etat islamique monte en puissance.
La branche Afrique occidentale de l’Etat islamique, en cette annĂ©e 2018, s’affirme comme l’acteur djihadiste majeur au NigĂ©ria, dĂ©bordant sur le Niger, le Tchad et le Cameroun. Plus discret auparavant que le groupe d’Aboubakar Shekau en termes de propagande, la fin territoriale annoncĂ©e de l’EI en Syrie, après celle en Irak, et le basculement de l’organisation dans l’insurrection au sein de ces deux pays, ont accru la visibilitĂ© des branches extĂ©rieures encore territoriales, comme l’Afrique occidentale, volontairement mise en avant dans la propagande globale de lu groupe djihadiste. La dernière vidĂ©o de la wilayat Gharb Ifriqiyya, la province Afrique occidentale de l’Etat islamique (PAOEI), remontait Ă fĂ©vrier 2017. La vidĂ©o du 11 juillet est la première de l’annĂ©e 2018 et semble couvrir, au minimum, les entreprises du groupe depuis janvier 2018. Depuis aoĂ»t 2016, le mouvement connu sous le nom de Boko Haram, qui avait ralliĂ© l’Etat islamique en mars 2015, en devenant ainsi une province (Gharb Ifriqiyya, ou Afrique occidentale), est coupĂ© en deux. Le chef historique, Aboubakar Shekau, reniĂ© par l’EI, mène sa propre faction (baptisĂ©e Groupe sunnite pour la prĂ©dication et le djihad, Jamā’at Ahl al-Sunnah li-l-Da’wah wa-l-Jihād) qui se revendique toujours de l’organisation djihadiste, comme le montre l’utilisation des codes de l’Etat islamique dans ses vidĂ©os de propagande. Abou Moussab al-Barnawi, fils du fondateur de Boko Haram, dĂ©signĂ© par l’EI comme nouveau chef de la PAOEI, conduit depuis aoĂ»t 2016 la branche locale de l’organisation. Les deux groupes se sont affrontĂ©s parfois, tout en luttant contre les Etats qui les pourchassent, le NigĂ©ria au premier chef, et les pays voisins oĂą ils rĂ©alisent des incursions. La rupture entre Shekau et l’Etat islamique est sanctionnĂ©e en aoĂ»t 2016 mais elle trouve ses origines plusieurs mois plus tĂ´t. Le NigĂ©rian se voit reprocher sa direction dictatoriale, ses dĂ©faillances pour maintenir l’élan du groupe, qui accumule les problèmes, et surtout on condamne sa vision extrĂ©miste du takfir (excommunication de tous ceux qui s’opposent au groupe djihadiste, qui perdent automatiquement leur statut de musulman et deviennent donc des cibles lĂ©gitimes pour Shekau). Barnawi recentre l’action de la PAOEI sur les objectifs militaires, en particulier, ce qui ne l’empĂŞche pas d’employer des kamikazes, tous masculins, contre des objectifs civils. En 2018, deux attaques montrent que l’organisation peut cibler d’autres objectifs que les militaires: en fĂ©vrier, la province Afrique occidentale de l’EI enlève plus d’une centaine de jeunes filles dans le nord de l’Etat de YobĂ©, finalement relâchĂ©es après nĂ©gociations. A Rann (Kala Balge, Borno, Nigeria) en mars, quatre humanitaires sont tuĂ©s dans un camp militaire. Deux infirmières du CICR avaient alors Ă©tĂ© capturĂ©es et ont depuis Ă©tĂ© Ă©xĂ©cutĂ©es. Shekau, de son cĂ´tĂ©, privilĂ©gie les attentats suicides avec des femmes ou enfants kamikazes. En parallèle, il attaque les convois militaires avec des IED (engins explosifs improvisĂ©s) ou lors de petites embuscades, et lance des raids sur les villages pour se ravitailler. Sur le plan gĂ©ographique, la faction de Shekau, le Groupe sunnite pour la prĂ©dication et le djihad, est prĂ©sente dans le centre et le sud de l’Etat du Borno au NigĂ©ria, en particulier dans son bastion de la forĂŞt de Sambisa, et Ă la frontière avec le Cameroun. La province Afrique occidentale de l’EI est plutĂ´t basĂ©e dans le nord de l’Etat du Borno, dans la rĂ©gion du lac Tchad, mais elle a Ă©tendu son rayon d’action au sud, jusqu’aux alentours de Damboa, et vers l’ouest dans l’Etat du YobĂ©. Elle opère Ă©galement au nord du Cameroun comme la faction de Shekau, mais elle domine au sud-est du Niger et au Tchad. Les routes dans le secteur du groupe de Shekau sont considĂ©rĂ©es comme peu sĂ»res, car il n’hĂ©site pas Ă monter des embuscades Ă l’IED ou plus classiques, alors que la frange fidèle Ă l’EI ne vise que les objectifs militaires. Shekau cible frĂ©quemment Maiduguri, sa ville natale, avec des attentats kamikazes, au sud et Ă l’est. Boko Haram avait menĂ© des incursions au Cameroun et au Niger avant mĂŞme le ralliement Ă l’EI. Comme le confirme la vidĂ©o de juillet 2018, c’est surtout la province Afrique occidentale de l’EI qui opère dĂ©sormais au sud-est du Niger, depuis maintenant deux ans. La ville de Bosso, par exemple, fournit un vivier de recrutement au groupe. Le 24 mars, la province Afrique occidentale de l’EI fait une incursion dans la rĂ©gion de Diffa au Niger et tue cinq civils, en blessant sept autres. Il est possible que l’organisation forme les artificiers de la branche de l’Etat islamique au Grand Sahara, pour la confection d’IED plus sophistiquĂ©s. Les AmĂ©ricains reconnaissent d’ailleurs avoir combattu la le groupe en dĂ©cembre 2017. D’avril Ă juin 2018, la PAOEI tente manifestement d’étendre son champ d’action Ă l’ensemble du NigĂ©ria, et non plus de se limiter Ă sa base traditionnelle au nord-est. Le 5 mai, deux de ses membres sont arrĂŞtĂ©s Ă Abuja (captiale du NigĂ©ria). En six mois, le groupe a frappĂ© dix installations militaires ou unitĂ©s de l’armĂ©e dans la rĂ©gion du lac Tchad. La branche mĂ©diatique al-Zikra de la province Afrique occidentale de l’EI publie dĂ©sormais des documents dans pas moins de 15 dialectes parlĂ©s au NigĂ©ria ou au Niger. DĂ©but juin, les forces nigĂ©rianes et camerounaises dĂ©mantèlent une cellule de collecte de taxe hebdomadaire des djihadistes dans une rĂ©gion du Borno. Le 25 juin, plusieurs soldats camerounais et nigĂ©riens sont tuĂ©s lors de l’attaque d’un convoi. La PAOEI se dĂ©place de jour dans la province du Borno avec un convoi, par exemple, de 11 vĂ©hicules. Le 14 juillet 2018, une semaine après la mise en ligne de la vidĂ©o, elle attaque une nouvelle base de l’armĂ©e nigĂ©riane Ă Jillil, en utilisant des uniformes de prise et en camouflant des technicals pour les faire passer pour des vĂ©hicules de l’armĂ©e. Sur les 730 soldats de la 81ème brigade cantonnĂ©e sur place, plus de 500 sont portĂ©s disparus, 62 auraient Ă©tĂ© tuĂ©s. La 81ème brigade avait Ă©tĂ© installĂ©e Ă Jillil moins d’un mois plus tĂ´t pour entraver les dĂ©placements des djihadistes. Les soldats nigĂ©rians, pris par surprise, se sont enfuis: parmi les morts, trois officiers. Il y aurait au moins 50 blessĂ©s. Après avoir attaquĂ© de petites installations militaires, la province Afrique occidentale de l’EI a visĂ© cette fois un objectif plus consĂ©quent. Cette attaque peut aussi tĂ©moigner du fait que le groupe aurait dĂ©placĂ© une partie de ses effectifs de la rĂ©gion du lac Tchad vers la province de YobĂ© au NigĂ©ria, oĂą elle a de toute façon multipliĂ© les attaques ces deux dernières annĂ©es. Il semblerait que la PAOEI ait accĂ©lĂ©rĂ© son recrutement depuis le dĂ©but de l’annĂ©e, avec un certain succès. Ses recruteurs seraient particulièrement actifs sur Telegram. Le 20 juillet, un soldat nigĂ©rien est tuĂ© par le groupe dans la rĂ©gion de Diffa. Tous ces Ă©lĂ©ments montrent Ă l’évidence que la province Afrique occidentale de l’EI constitue un adversaire beaucoup plus menaçant, Ă long terme, que la faction de Shekau. Elle a dĂ©sormais la capacitĂ© de s’attaquer Ă des installations militaires importantes, en plus des petites installations nigĂ©rianes ou nigĂ©riennes prĂ©cĂ©demment visĂ©es. En outre, elle a veillĂ© Ă se rallier les populations locales et Ă exercer une forme de contrĂ´le territorial. Le fait que le groupe soit capable de se projeter, depuis sa base dans la rĂ©gion du lac Tchad, jusqu’au Yobe, au nord du Cameroun et dans le Logone-et-Chari au Tchad, en est la preuve. Enfin, la PAOEI est plus Ă mĂŞme de recevoir un soutien extĂ©rieur de par l’organisation de l’Etat islamique sur le plan mondial. L’activitĂ© de propagande de la PAOEI augmente fortement Ă partir du 13 aoĂ»t. On voit aussi que l’EI n’a pas renoncĂ© complètement au format court de vidĂ©o pour Ă©voquer des Ă©vĂ©nements d’actualitĂ©, avec quelques jours de dĂ©calage, puisqu’une nouvelle vidĂ©o, le 8 septembre, traite d’une attaque rĂ©cente de la branche subsaharienne. Le 5 aoĂ»t, la province Afrique occidentale de l’EI affronte l’armĂ©e nigĂ©riane dans le district de Geidam, près de la frontière entre les provinces de Yobe et Borno. Le 17 aoĂ»t, une infographie prĂ©sente les pertes revendiquĂ©e du 15 juin au 17 aoĂ»t contre les forces nigĂ©rianes et de la force multinationale mixte: 320 tuĂ©s, trois prisonniers, 12 vĂ©hicules, trois bases dĂ©truits et 18 vĂ©hicules capturĂ©s. La PAOEI participe Ă la sĂ©rie de reportages photos de la propagande de l’Etat islamique sur l’AĂŻd, qui couvre toutes ses provinces de l’organisation. Le 31 aoĂ»t, la province Afrique occidentale de l’EI lance une attaque sur une base de l’armĂ©e nigĂ©riane près de Zari, Ă la limite du lac Tchad. L’aviation nigĂ©riane intervient avec un J-7NI (version chinoise amĂ©liorĂ©e du MiG-21) et un hĂ©licoptère de combat Mi-35M, sans doute ceux filmĂ©s par les combattants de l’EI dans la vidĂ©o, qui revendiquent avoir dĂ©truit des vĂ©hicules des djihadistes, en tout cas pour les hĂ©licoptères, car les avions n’ont pas tirĂ© de peur de toucher leurs propres troupes. Ces frappes aĂ©riennes auraient tuĂ© trois cadres de la PAOEI expĂ©rimentĂ©s. Trente soldats au moins ont Ă©tĂ© tuĂ©s (on voit 15 corps dans la vidĂ©o). Depuis le 20 juin, il s’agit du 10ème assaut de base militaire par le groupe salafiste: celui de Zari, qui frappe le 145ème bataillon, aurait finalement causĂ© 48 tuĂ©s et 19 blessĂ©s dans les rangs nigĂ©rians. Le 8 septembre, la province Afrique occidentale de l’EI s’empare de la ville de Gudumbali, un peu plus au sud, quasiment sans combats, l’armĂ©e nigĂ©riane s’étant pour partie enfuie avant l’assaut. L’armĂ©e nigĂ©riane contre-attaque dès le lendemain, sans pouvoir reprendre la localitĂ© d’emblĂ©e. Pour dĂ©tourner l’armĂ©e de son objectif, la PAOEI attaque, le 10 septembre, une base nigĂ©riane sur le lac Tchad, Ă Baga (Kukawa). En tout Ă©tat de cause, l’organisation terroriste a rĂ©cupĂ©rĂ© un matĂ©riel consĂ©quent en emportant les positions susnommĂ©es. L’armĂ©e nigĂ©riane reprend finalement le contrĂ´le de Gudumbali. Le renforcement des capacitĂ©s militaires de la province Afrique occidentale de l’EI depuis le dĂ©but de l’annĂ©e est manifeste. Mieux organisĂ©s, mieux structurĂ©s, capables de dĂ©ployer des vĂ©hicules kamikazes calquĂ©s sur le modèle de ceux dĂ©ployĂ©s en Syrie et en Irak (avec un atelier pour les fabriquer, comme le montrait la vidĂ©o de juillet), ses combattants (dont certains sont maintenant munis d’un semblant d’uniforme, comme lors de la phase territoriale de l’Etat islamique en Syrie et en Irak) reprĂ©sentent sans doute, plus que la faction d’Aboubakar Shekau, une vraie menace pour le NigĂ©ria. Le reportage photo du 9 septembre, montre les combats Ă Garunda, sur la route de Gudumbali, avec lĂ encore de nombreux soldats tuĂ©s cĂ´tĂ© nigĂ©rian et un important butin matĂ©riel. Un reportage photo de l’Etat islamique, datĂ© du 30 septembre, montre l’attaque, survenue quelques jours plus tĂ´t (26 septembre), contre une base de l’armĂ©e nigĂ©riane Ă Gashikar, près du lac Tchad. La première photo montre au minimum 32 combattants rĂ©unis autour d’un pick-up Land Cruiser, avec fusils d’assaut AK et au moins deux lance-roquettes RPG-7. Le groupe d’attaque Ă©tant probablement encore plus nombreux. Une autre photo montre une quinzaine d’hommes en colonne progressant en file indienne. Le groupe engage dans l’assaut les habituels technicals, mais on distingue aussi un char Vickers Mk 3 de l’armĂ©e nigĂ©riane, qui semble bien avoir Ă©tĂ© capturĂ© prĂ©cĂ©demment et que les djihadistes utilisent pour fournir un appui-feu Ă l’infanterie. Sur une autre photo, en plus du pick-up Ă gauche, on observe Ă l’arrière-plan Ă droite un vĂ©hicule Otokar Cobra de l’armĂ©e nigĂ©riane, lui aussi probablement capturĂ© plus tĂ´t et utilisĂ© pendant l’attaque. L’armĂ©e nigĂ©riane avait communiquĂ© dès le 27 septembre sur l’assaut montrĂ© dans ce reportage photo, affirmant que le 145 Battalion, qui occupe le secteur, avait repoussĂ© l’attaque Ă Gashikar. Les documents publiĂ©s par l’EI invitent peut-ĂŞtre Ă un peu moins d’optimisme. Le 9 septembre, la province Afrique occidentale de l’EI annonce une attaque Ă Baja, près du lac Tchad, oĂą elle aurait dĂ©truit un char de l’armĂ©e nigĂ©riane. Le 26 septembre, elle revendique sept soldats nigĂ©riens tuĂ©s et blessĂ©s près de la ville d’Adam (lac Tchad). Le 5 octobre, la PAOEI revendique le tir de cinq obus de mortiers sur un QG de l’armĂ©e nigĂ©riane Ă Liatry, près du lac Tchad (un reportage photo montre d’ailleurs les tirs, avec un mortier lĂ©ger, 50-60 mm). Le 9 octobre, un communiquĂ© revendique la mort de 31 soldats nigĂ©rians et la capture de cinq autres lors d’une attaque près du lac Tchad, dans le secteur de Kanguri. Le lendemain, le groupe attaque une base de l’armĂ©e tchadienne Ă Kaiga Kindji: huit soldats sont tuĂ©s, 11 gravement blessĂ©s, mais dans la contre-attaque, suivie de frappes aĂ©riennes nigĂ©rianes, une quarantaine de djihadistes pĂ©rit. Ce regain d’activitĂ© de la province Afrique occidentale de l’EI depuis le dĂ©but de l’annĂ©e, et la sophistication de son appareil militaire, est mise par certains analystes sur le compte d’un durcissement du groupe, qui aurait exĂ©cutĂ© son numĂ©ro deux, Mamman Nur, en aoĂ»t, et Ali Gaga, le numĂ©ro trois, en aoĂ»t. Abou Musab al-Barnawi incarnerait donc une ligne plus dure, opposĂ©e notamment au dialogue avec le gouvernement nigĂ©rian, et peut-ĂŞtre aussi un contrĂ´le plus fort du commandement de l’Etat islamique en Syrie-Irak sur la formation africaine subsaharienne -des liens rapprochĂ©s expliqueraient aussi, peut-ĂŞtre, la rĂ©cente transformation de l’appareil militaire du groupe, assez marquĂ©e. La PAOEI a ainsi exĂ©cutĂ© en septembre une infirmière nigĂ©riane faite prisonnière lors d’un raid en mars dernier. L’exĂ©cution rĂ©cente de deux sages-femmes du CICR capturĂ©es en dĂ©but d’annĂ©e semble marquer un durcissement de la direction du groupe. Le dĂ©veloppement des capacitĂ©s militaires de la province Afrique occidentale de l’EI cette annĂ©e, et son surcroĂ®t de visibilitĂ© dans la propagande du groupe djihadiste, ne sont donc guères rassurantes. Contrairement Ă ce qu’affirmait le prĂ©sident nigĂ©rian, Muhammadu Buhari, l’organisation terroriste ne semble pas encore vaincue au NigĂ©ria. Le chemin paraĂ®t encore long avant la dĂ©faite d’un adversaire dont les capacitĂ©s ne semblent pas affaiblies.
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