J’aurais cru en la sincérité de Gaston Kelman si je n’avais pas été averti, il y a de cela une vingtaine de jours, que le gouvernement mauritanien était en train de préparer une contre-attaque à l’encontre du mouvement de sensibilisation relatif à la question de l’esclavage en Mauritanie.
J’ai Ă©tĂ© informĂ© Ă cette occasion qu’il recherchait les services de M. Kelman. Que connait notre fameux Ă©crivain de la Mauritanie ? En tant qu’intellectuel, j’aurais aimĂ© que son article soit plus rigoureux. Il aurait pu pour cela s’appuyer sur diffĂ©rentes Ă©tudes faites par des personnes neutres ou des organismes internationaux, qui constatent que l’esclavage persiste en Mauritanie et que le pouvoir en place est complice de cette situation. Au lieu de cela, notre cĂ©lèbre auteur de « Je suis noir et je n’aime pas le manioc » a construit un discours sans fondement. La vĂ©ritĂ© est que le pouvoir mauritanien veut s’appuyer sur sa notoriĂ©tĂ© en vue d’obtenir une crĂ©dibilitĂ© sur le plan international. A qui s’adresse M. Kelman lorsqu’il dit: « Non, la Mauritanie n’est pas ce que vous croyez » ? S’adresse-t-il aux Mauritaniens ou Ă d’autres ? Connait-il la rĂ©alitĂ© mauritanienne mieux que ceux qui la vivent ? La vĂ©ritĂ© est que M. Kelman a profitĂ© d’une occasion pour exĂ©cuter une commande que nous attendions depuis quelques temps. L’argumentation de notre cher ami prĂ©sente des faiblesses. Le fait de rencontrer quelques individus noirs dans une des ambassades mauritaniennes Ă l’étranger ou de connaĂ®tre quelques ministres noirs ne peut ĂŞtre un argument rĂ©pondant aux rigueurs d’un intellectuel. Qui sont ces noirs ? Quelles causes servent-ils ? Ne reprĂ©sentent-ils pas l’arbre qui cache la forĂŞt, des marionnettes qui servent Ă masquer la rĂ©alitĂ© d’un problème assez profond ? Je suppose que M. Kelman a suffisamment de maturitĂ© politique pour comprendre comment un pouvoir est capable de manĹ“uvrer. Le fait que Christiane Taubira soit ministre de la justice en France rĂ©sout-il la question de la discrimination en France ? MĂŞme Barack Obama, PrĂ©sident des Etats Unis d’AmĂ©riques ne rĂ©sout pas la question raciale aux Etats-Unis. Angela Davis, une des grandes figures de la lutte pour les droits de la personne, pense que si l’élection de Barack Obama est un progrès certain pour la cause des Noirs amĂ©ricains, le racisme structurel envers les Noirs est encore plus vivant. « L’exemple le plus dramatique de ce racisme structurel, c’est qu’il y a plus d’hommes noirs en prison aujourd’hui qu’il n’y avait d’esclaves sous le rĂ©gime esclavagiste en 1850. Sur les 2,5 millions de prisonniers des États-Unis, plus d’un million sont des Noirs. Le racisme structurel se manifeste aussi en Ă©ducation. Qui profite du privilège d’être Ă©duquĂ© ? Qui va Ă l’universitĂ© et qui va en prison ? », Demande-t-elle. Malheureusement, contrairement Ă ce que dit M. Kelman, les frontières colorielles sont les mĂŞmes que chez les autres peuples. Aux Etats-Unis, il y a du mĂ©tissage, cela n’a pas empĂŞchĂ© le racisme. En France, il y a de nombreux brassages de population mais la discrimination persiste. En Mauritanie, malgrĂ© quelques brassages, le racisme et l’esclavage demeurent. La vĂ©ritĂ© est qu’en Mauritanie, on a Ă©rigĂ© l’appartenance ethnique comme emblème. L’Etat lui-mĂŞme fonctionne sur cette base. Sinon comment expliquer les Ă©vènements de 1989 ? Comment peut-on aussi comprendre que le 27 novembre 1990, pour cĂ©lĂ©brer l’indĂ©pendance de la Mauritanie, 28 militaires noirs soient pendus. Ces militaires ont Ă©tĂ© sĂ©lectionnĂ©s au hasard. Un pour chaque jour de ce mois de novembre jusqu’à celui de la cĂ©lĂ©bration de l’indĂ©pendance ! M.Kelman lui-mĂŞme reconnait l’existence du racisme en Mauritanie lorsqu’il affirme : « Ceci Ă©tant, mon but n’est pas de nier le racisme, ni que le destin de personnes Ă peau noire n’a pas Ă©tĂ© enviable en Mauritanie comme ailleurs. Mais la couleur n’est pas une frontière Ă©tanche dans ce pays.» La question est de savoir qui a Ă©rigĂ© la couleur comme frontière. Depuis l’indĂ©pendance de la Mauritanie toute la politique menĂ©e a Ă©tĂ© celle de l’exclusion des Noirs. Toutes les rĂ©formes dans l’enseignement n’ont pas tenu compte de la diversitĂ© culturelle du pays. Des Noirs mauritaniens ont Ă©tĂ© assassinĂ©s ou dĂ©portĂ©s en 1989 du seul fait de leur couleur de peau. Actuellement, le recensement qui est en train d’être opĂ©rĂ© fait tout pour exclure le maximum de Noirs. La question de l’esclavage a toujours Ă©tĂ© occultĂ©e et les dirigeants mauritaniens, issus, depuis l’indĂ©pendance, de l’ethnie arabo-berbère ont toujours Ă©tĂ© du cĂ´tĂ© des esclavagistes. VoilĂ des faits. Ce sont donc les dirigeants mauritaniens qui ont institutionnalisĂ© les frontières colorielles. Je ne crois pas pour la Mauritanie que « Le Noir et ses amis ne se rendent pas compte qu’à ramener toutes les perspectives sur le plan coloriel, ils fragilisent un groupe, celui des Noirs. » Leur situation leur a Ă©tĂ© imposĂ©e par un pouvoir qui joue sur la fibre ethnique. Les Noirs mauritaniens sont d’ailleurs d’une passivitĂ© inouĂŻe. Ce qu’ils ont endurĂ© sans rĂ©agir ne serait peut-ĂŞtre pas acceptĂ© par d’autres peuples fiers de leur identitĂ©. Qu’on le veuille ou non, les Harratine en Mauritanie sont bien noirs. Ils ne sont pas arabo-berbères. En Mauritanie, on ne parle pas d’une exploitation du passĂ© mais d’une exploitation et d’une domination actuelle. Il ne s’agit donc pas de sĂ©quelles. Les Harratine sont discriminĂ©s en Mauritanie et considĂ©rĂ©s comme des sous-hommes. Les autres Noirs sont victimes de racisme. Il existe aussi des arabo-berbères dominĂ©s mais ceux-ci font corps avec leur groupe ethnique... Enfin, ce ne sont pas des Occidentaux qui parlent de l’esclavage ou du racisme en Mauritanie, mais des Mauritaniens qui les subissent dans leur chair. J’aimerais que notre frère soit plus juste. Si Monsieur Kelman aime vraiment la Mauritanie, il serait judicieux qu’il intervienne auprès de ses amis au pouvoir afin que ces problèmes soient rĂ©glĂ©s. Car la Mauritanie ne pourra se construire dans la paix que dans l’égalitĂ© de ses citoyens. Il serait bon qu’il pousse ses alliĂ©s afin qu’ils regardent la rĂ©alitĂ© en face car, on ne peut rĂ©soudre un problème si l’on ne veut pas le regarder en face. De toute manière, la lutte a atteint aujourd’hui un point de non-retour. Il serait donc plus judicieux de saisir le problème Ă bras-le-corps. Oumar Diagne Ecrivain
|