La mémoire nationale mauritanienne entre l’oubli total et le souvenir partiel   
31/12/2009

La question de la mémoire nationale en Mauritanie reste l’un des sujets les plus délicats à traiter. Un épais nuage recouvre ce passé repoussant par son inextricable complexité, évacué sans cesse et insuffisamment exploré pour en faire jaillir les significations et les constances par rapport au projet continuel de l’Etat-nation.



Nous savons tous que l’actuel République Islamique de Mauritanie est dépositaire d’un héritage qui l’a précédé et dont les vestiges ont façonné diversement son existence. Cet héritage comprend plusieurs entités disparues dont l’Empire du Ghana, les royaumes Sanhajas, l’Empire Almoravide, le Royaume du Tekrour, les Émirats maures; en plus des sous-productions culturelles ou politiques (chefferies, Zaouïas, cités caravanières) recouvrant telle ou telle rayon d’influence.
L’organisation étatique, supérieure en espèce et en nature, surgit comme synthèse historique sensée engloutir le tout pour en faire une nation.
La parenthèse coloniale (1905-1960) a constitué un déterminant moment , il faut l’avouer, dans la conception politique et la détermination géographique de cette "Mauritanie occidentale" suivant l’expression de Xavier Coppolani.
Ce moment a été précédé et accompagné d’une résistance armée (1905-1936), spirituelle et politique qui a traversé toutes les régions du pays, engagé toutes les composantes du peuplement et marqué les annales de la métropole conquérante tout en aiguisant la prise de conscience locale..
Plusieurs lieux conservés par la tradition orale et catalogués en "jour du lieu x" (Yawm ... ) ne portent la moindre trace rappelant les faits héroïques et le message outre-tombe qu’ils véhiculent. Depuis les Hodhs jusqu’à l’océan et du fleuve Sénégal jusqu’au Tiris la résistance s’est fait entendre à Bougadoum, Galaga, Agueilatt Elwazgah, Guedm El-virnan, Nimalane, Demaan, Al-azlaat, Elvarvaraat, Zourougou, Amatil, Gusseyr Ettourchaan, Tengarada,Treyviaa, Lebaidhaatt, Agueilett Lekhshaab, Letvetaar, Demaan, Legweychichi, Rjeymaat, Ghleib Elkhechach, Saark, Aguilet Vaaay, Legdeym, Tourine, Aghassramt, Wediaan El-Kharroub; en plus des sites d’actuelles importantes villes du pays: Nouadhibou, Aleg, Kiffa, Kahedi,Tijikja, Nema..
La naissance et l’affirmation de l’Etat mauritanien , en dépit des multiples forces hostiles à l’intérieur et à l’extérieur, n’aurait eu lieu sans l’effort et le sacrifice de milliers de compatriotes, soldats inconnus d’une aventure collective, dont certains vont occuper des postes de responsabilité dans l’administration naissante du jeune Etat et qui méritent une certaine reconnaissance.
Cette longue "histoire immaîtrisée" et cet engendrement dans "la douleur la plus vive" suivant les termes du prof.Lo Gourmo (Quand les chauvins montent au créneau, I) ont profondément marqué une société soumise à l’accélération de l’histoire et aux conflits de légitimité et de prévalence (guerriers et marabouts, gens de l’est ou ceux de l’ouest, noirs et blancs, urbains et ruraux, ...).
Au delà du vague sentiment de réveiller les hypothétiques démons de la division, quelques interrogations se bousculent à la surface: la mémoire nationale a t elle existé?, existe t-il des lieux et des hommes qui transcendent les significations locales et méritent de passer à la postérité?, la diversité des cheminements locaux porte t- elle les ingrédients d’une convergence nationale?.
Quel lien peut relier certaines figures comme Abdallah Ibn Yassin, Yahya Ibn Omar, Koli Tenguella, Nasser Eddine, Warra Diabi N’diaye, Sheikh Sidiyya Elkebir, Sheikh Abdulkader El-vouti, l’émir Mohamed Lehbib, Sheikh Sidi Mohamed El-Kounti, Henoun ould Bousseyv, l’emir Bakkar Ould Sweyd’Ahmed,.(et plusieurs autres personnages extra-ordinaires).; et quel impact ont ils eu sur la genèse du présent?.
Pourquoi certains lieux méritent une mention dans les manuels scolaires comme Azougui, l’île de Tidra, Koumbi Saleh, Audagoust, Goumel, Tendewjaa, Lehneykatt...?..
Faut il accepter que les sacrifices consentis sous le drapeau national durant la guerre du Sahara soient balayés par l’harmattan et par la "sahélienne" comme si de rien n y était?.

Les raisons d’une quête
En parlant de la mémoire nationale nous touchons au fondement même de la "Mauritanité" (çad au fait d’être mauritanien) et au sens du patrimoine collectif sculpté par les siècles .
Osons dire ici que l’Etat pluri-ethnique en question est composé de peuples à cheval (géographiquement et culturelle-ment) entre plusieurs Etats et dont aucune composante n’a véritablement porté un projet de pouvoir politique mono-ethnique propre à elle.
Si les Emirats maures au nord n’ont constitué qu’une "ébauche de pouvoir politique centralisé" (Abdelwedoud Ould Sheikh, dans Éléments d’Histoire de la Mauritanie) à portée locale et instable comme les dynasties Deniankoobee du Tekrour (le règne des Sattigui), les Almamiats du Fouta Toro ont porté des caractéristiques similaires à l’épopée des Almoravides (le livre et l’épée) en s’étendant Ã  l’ouest jusqu’au Nigeria.
Cette combinaison de pouvoirs locaux en état de conflit permanent, d’incessantes révoltes intérieures et de puissants mouvements islamisant dans un espace de "compenetration inter-ethnique et de compétition ouvert" (Saidou Kane) a constitué le champ d’implantation des pouvoirs colonial et national.
Quelques facteurs corroborent la logique de ressourcement au tréfonds de l’être collectif mauritanien en dépit de l’apparente dispersion des semences qui l’alimentent.
Parmi ces facteurs, signalons en vrac et à chaud, l’allégeance de plusieurs compatriotes aux pays riverains au temps de la décolonisation (pro-marocains, pro-senegalais, pro-maliens), la prédominance d’idéologies importées dans le rang des jeunes après l’indépendance (maoïsme, nassérisme, bath, Mobutiosme...), le repli récurrent sur des entités traditionnelles (la tribu, le village, le lignage, la catégorie sociale...), l’ironie vis à vis des symboles nationaux et plus spectaculairement la participation de jeunes nés et grandis à Nouakchott (affiliés à une organisation hostile à la continuité du pays) Ã  de sanglantes attaques contre l’uniforme national et les paisibles hôtes du pays.
Au niveau politique ce halo du souvenir et cette absence d’enracinement alimente la prolifération de partis politiques personnels, la fugacité des alliances, le nomadisme des élus, la faible adhésion des masses aux projets politiques et la grande difficulté d’émergence de grands partis stables, ayant une base populaire fiable comme l’ont souhaité plusieurs leaders de la scène nationale.
En un mot, le manque du balisage dans notre passé nous prive de repères utiles pour nous situer par rapport à nous même et aux autres; flottant à la surface l’on s’agrippe au premier rameau de sauvetage.
Quelques prémisses laissent présager un élan du souvenir.

Un début de reconnaissance 
L’immense mutisme entourant les faits majeurs de l’histoire mauritanienne est , de temps à autre, traversé d’actions allant vers le sens du rappel du passé, de l’impérieuse nécessité d’en garder des leçons et l’urgence morale d’en réparer quelques douloureuses pages.
Il en est ainsi de la célébration des héros de la lutte anti-coloniale, avant chaque 28 novembre, dans les émissions des médias nationaux (RM, TVM) , la décoration de quelques anciens combattants et l’effort de réhabilitation de l’héritage du père de l’indépendance nationale, Moktar Ould Daddah, paix sur son âme, par la Fondation portant son nom et présidée par son épouse Marie Thérèse qui ne cesse de rappeler l’importance de la mémoire dans la vie d’un peuple.
Au niveau officiel, la reconnaissance de l’oeuvre de la génération dite des "pionniers de l’indépendance" dans les discours de commémoration du 28 novembre ces dernières années constitue une rupture par rapport au silence habituel (depuis 1978) sur une période fondatrice.
Ainsi les allocutions successives des Présidents Ely Ould mohamed vall (nov.2006), Sidi Ould Cheikh Abdallahi (nov.2007) et Mohamed Ould Abdel Aziz (nov.2008) ont porté un message de ressouvenir où l’émotion laisse pressentir le devoir de rappel, la culpabilité de l’oubli et l’impératif de réhabilitation..
L’inauguration d’une grande avenue Ã  Nouakchott portant le nom de Moktar Ould Daddah, par l’actuel président en est une solennelle illustration.
L’idée de la création d’un musée des archives militaires par l’Etat Major National constitue un autre signe dans cette quête de préservation d’une mémoire évasive, morcelée et jetée en pâture aux aléas de l’érosion.
Certaines associations d’anciens fonctionnaires ou clubs d’amis , civiles et militaires, participent à cette tendance du refus de l’oubli en s’intéressant à un lieu (Azougui, Kiffa, Oualata...) ou à une époque (Guerre du Sahara 1975-78, évènements tragiques de 1990-91...) rappelant des aspects mitigés, conflictuels et sérieusement déchirant de l’histoire récente du pays.
La résolution du "passif humanitaire" a été l’occasion aussi de revoir des moments difficiles de ce passé à travers un processus de réconciliation nationale débouchant sur l’institution d’une journée commémorative (le 25 mars). 
Ces quelques îles du souvenir sont entourées d’un océan signalétique durant cette longue marche du peuple vers l’Etat.

Les raisons du blocage ou l’introuvable symbolique  plusieurs facteurs ont joué à l’encontre d’une construction du symbolique au niveau national après l’hymne, le drapeau et la devise.
L’indépendance acquise sous le parapluie français rendait difficile une relecture de l’histoire nationale en rupture avec le credo de la coloniale d’autant plus que plusieurs chefs religieux ou politiques ont cautionné, pour différentes raisons, la logique de la métropole venue pour "pacifier un espace d’anarchie".
Les traumatismes politiques et militaires qui ont suivi le coup d’Etat de juillet 1978 et le retrait des territoires du Sahara occidental en précipitation ont eu leur part de mise en sommeil.
Plutard, durant le règne autocratique de Maawiya Ould Taya, on évoquera les priorités du développement (routes,écoles, maisons du livres...) en versant dans le culte de la personnalité pour cristalliser l’histoire de la nation en un seul temps (le présent) et les symboles en une seule personne.
Au niveau du débat politique intérieur, le tiraillement sur fonds de ce que certains ont appelé "la bataille identitaire" entre les tenants du credo de "la Mauritanie arabe" et les défenseurs de l’identité négro-africaine "menacée" par la poussée arabisante a trop longtemps maintenu une tension élevée, une passion mêlée de fanatisme par moments, sur les questions relevant de l’héritage historique commun.
Le climat passionnel créé et entretenu par ces infatigables guerriers politiques a rendu ce terrain parsemé d’embûches, imprégné de risques de subir les feus des uns ou des autres et habité par "des voix" dissuadant de son exploration. 
Un jeu de mémoire sélective et d’ingénieuse historiographie, propice aux préjugés de tout genre, a marqué ce tiraillement à base d’ethnicité idéologique. En regrettant cette attitude Beddy Ould Ebnou parlait, à juste titre, du penchant chez certains à favoriser une évolution à travers "le choc des mémoires" au lieu de préférer "la rencontre des mémoires" (Interview sur le site Al-Hadath).
Le dépassement d’une telle dichotomie constitue un préalable à tout regard honnête sur le passé du peuple et , bien entendu, à toute projection avenir.

Quelques autres facteurs ont défavorisé la préservation des oeuvres, des traces et des significations de faits et d’actes qui relèvent de ce que l’historien français Pierre Nora appelle "les lieux de mémoire", endroits où se rencontrent des significations à dimension collective, qui se transmettent de génération en génération et interpellent le sens du devenir commun.
La nature du climat, l’étendue du territoire non habité, la priorité de survie et la convergence humaine vers les nouvelles villes côtières nées du néant (Nouakchott et Nouadhibou) ont favorisé une orientation outre-océanique tournant le dos à ce vaste désert et inaugurant une nouvelle histoire urbaine.
Ainsi à l’intérieur du pays certains lieux gardent uniquement les traces de l’ancienne métropole (Tijikja, Fderick, Oum Tounsi, Kiffa, Atar...) comme si l’on est dans une "histoire à l’envers" à moins d’être des apôtres du vide.
Ce patrimoine comprend également,en plus du brillant registre des savants pluridisciplinaires, une millénaire chronique de la souffrance et de l’injustice (esclavage, domination, dégradation à l’échelle sociale...) qui mériterait d’être adressée et rappelée à la conscience collective.Ici les symboles de la révolte (comme M’heymid Messoumaa) côtoient les idylles de la résignation (comme la servante du savant Moktar Ould Bouna) et les inconnus aux "noms changeants" comme ces acteurs martyrisés du roman d’Ahmedou Ould Abdelkader ainsi titré. 
Parallèlement aussi défilent des poètes, des griots et des créateurs qui ont immortalisé des lieux, chanté l’amour pur, transmis l’histoire et improvisé des morceaux de musique et de poésie traduisant les subtilités du terroir fluvial, montagnard ou dunaire.
La multiplicité des souffrances et la diversité des accomplissement reflètent la nature composite d’une mémoire blessée par ici, résistante par là, éblouissante et en tout cas apte au dépassement et à la survie.

                                        Conclusion 
L’attention accordée à la question de la mémoire nationale se justifie par le souci de préservation des trésors de l’histoire mauritanienne, le constat d’un manque de visibilité dans ce passé versatile et le refus des éternels commencements..
L’éclairage historique n’aide t il pas à mieux se comprendre, se découvrir et prendre conscience des conditions de formation de l’entité nationale?.
En répliquant à une remarque souvent entendue durant son règne d’avoir "créer la Mauritanie de rien", le premier président mauritanien écrivis dans le prologue de son "testament politique" "Comment oublier les héritages accumulés au cours des millénaires, les multiples civilisations qui ont éclos ici et là sur le territoire de la future Mauritanie?, comment ignorer le rôle éminent de l’islam, notre religion depuis un millénaire?, pourquoi passerait -on par perte et profits la période coloniale qui, soixante ans durant, a façonné les premiers traits de l’entité moderne qu’est la Mauritanie?"(p.14).

Un travail pluridisciplinaire objectif permettrait un traitement de ce fonds historique mis en hibernation , y plaçant quelques piquets de reconnaissance à l’instar de cette prospection minière qui n’a épargné aucune zone du pays à coûts de milliers de permis de recherche. 
L’instauration d’une journée du souvenir national pourrait contribuer à mieux connaître les faits saillants de notre passé, honorer les figures nationales qui transcendent les limites locales, identifier les lieux qui méritent d’être tirés de l’oubli et rendre la dignité aux victimes des injustices.
Non loin des carrières taraudées du Guelb El-Guhein et de la Kedia du Djill gît l’ensemble montagneux de Tourine, lieu d’une sédimentation historique depuis la rencontre des troupes coloniales avec les combattants de Sheikh Mohamed Elmamoun ( Teyhitt Tourine , la surprise de Tourine immortalisée dans son poème "Sanguit Tourine"...la garnison de Tourine) et jusqu’aux affrontements de l’année dernière ( Houjoum Tourine) en passant par les batailles de Tourine (Deuigatt Tourine) durant la guerre du sahara.
C’est là un "lieu de mémoire", le flanc saignant à rebours, et où d’immenses sacrifices eurent lieu au nom de la patrie comme il en existe bien d’autres à tirer de l’oubli et de l’indifférence.
Entre l’étape de la reconnaissance et le stade du monument le chemin se fera un jour, un lien indéfectible vers la "profonde Mauritanie".

 

Sidi Mohamed Ould Abdelwahab
Diplômé en Études internationales de L’INALCO de Paris

 


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Commentaires
CAM
diatynday@yahoo.fr
2010-03-23 18:51:39

Texte d’une grande profondeur d’analyse, d’une pertinente préoccupation, mais aussi d’une vigueur que met en valeur la force des mots.

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joansmith0999@gmail.com
2010-03-02 05:19:08

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