ENTRETIEN: Je ne pensais pas qu’un jihadiste pouvait avoir son bac, qu’il suivait l’actualité comme nous...   
05/02/2016

Interrogé par «L’Orient-Le Jour», le journaliste mauritanien Lemine Ould Salem explique ce qui l’a motivé à réaliser le film polémique «Salafistes» et répond aux accusations. Réalisé par François Margollin et Lemine Ould Salem, journaliste mauritanien, le film Salafistes a fait ...



... (une grosse) polémique au moment de sa sortie en France. Certains critiques ont notamment accusé le film, interdit au moins de 18 ans, de faire l’apologie du terrorisme. Interrogé par L’Orient-Le Jour, M. Ould Salem s’explique.


Quelles ont été les principales difficultés sur le tournage ?
C’était un tournage dans un contexte de guerre (le Mali en 2012). Nous somme allés à la rencontre de groupes jihadistes, il fallait donc être extrêmement prudents et ne surtout pas commettre d’erreurs qui pouvaient coûter cher. Il fallait essayer de garder un maximum d’indépendance et de neutralité, de recueillir le discours de ces gens-là tout en étant le plus professionnel possible. Après avoir eu les autorisations de tournage, un mourafiq, un accompagnateur, me suivait à chacune des interviews. Mais cette surveillance n’a duré qu’une dizaine de jours. Le jour de l’exécution d’un homme, ils m’avaient interdit de filmer la scène et tout ce qui la précédait et la suivait également. Ils ont vérifié par la suite mon matériel et ont constaté que j’étais professionnel. Depuis ce jour, ils m’ont laissé tourner seul, comme pour la séquence de la patrouille islamique à moto à Tombouctou, au marché. Aucune des scènes du film n’a été tournée en présence d’un mourafiq.


Pourquoi avoir choisi ce titre « Salafistes », et non pas « Jihadistes » ?
On aurait pu choisir un titre comme Tombouctou-Mossoul ou Tombouctou-Kaboul, ou même Jihad. Nous avons beaucoup réfléchi au titre, et nous nous sommes dit que tous ces gens se définissent d’abord comme salafistes. Si nous avions opté pour Jihadistes, on nous l’aurait reproché car certaines personnes présentes dans le film ne sont pas des jihadistes. Salafistes, c’était une sorte de compromis entre le discours et la réalité.


De nombreuses voix ont félicité votre travail et vos prises de vues inédites, mais d’autres vous ont reproché d’avoir intégré des séquences de propagande de l’État islamique (EI)...
C’était un choix éditorial. Le film s’est concentré au début sur la branche d’el-Qaëda dans le nord du Mali (Aqmi). Nous étions là-bas pour observer l’application de la charia au plus près. Ensuite, il y a eu l’apparition d’Ansar el-Charia, en Tunisie, en Libye, et le phénomène du groupe État islamique en Irak et en Syrie. Nous trouvions que c’était injuste de ne pas traiter de l’EI. Nous avions envisagé d’aller en Syrie et en Irak, j’avais prévu mes contacts, mais entre-temps il y a eu l’enlèvement d’une équipe de Sky News, parmi laquelle se trouvait un journaliste mauritanien. En voyant qu’ils enlevaient des journalistes musulmans, je me suis dit que ce n’était pas le même monde, pas la même mentalité. Donc on ne pouvait pas courir ce risque. La solution a été d’intégrer les images de l’État islamique pour illustrer le discours de ces gens-là.


Est-ce que vous comprenez l’interdiction au moins de 18 ans de votre film à sa sortie en salle ?
Pas du tout. Si cela avait été interdit au moins de 12 ans, j’aurais trouvé ça juste et justifié. Je pense que nous avons plutôt été victimes d’un climat politique, mais aussi de tentatives de récupération de situations malsaines. Nous avons été prudents en faisant quatre préprojections devant des experts, une en novembre, deux en décembre et la dernière en janvier. Je ne me rappelle pas que l’un des journalistes ou experts présents dans la salle, spécialistes de l’islam politique ou du monde arabe, ait fait la remarque qu’il pouvait y avoir des soupçons de propagande. On avait souhaité ces projections dans le but d’avoir l’avis de ces gens, et de pointer les erreurs s’il y en a. Mais nous n’en avons pas commis. Le fonctionnaire du ministère de l’Intérieur fait son boulot, il est policier, il a donc un réflexe autoritaire. Mais de là à douter de nos intentions et de parler d’« apologie du terrorisme », c’est grave.


Avez-vous songé lors du montage à apporter des commentaires au film ? Cela aurait-il évité les reproches sur le fait de montrer des images brutes, sans aucune clef de lecture ?
Dès le départ, nous voulions éviter de tomber dans le film-documentaire classique du reporter qui raconte en prenant les gens par la main. Les spectateurs ne sont pas bêtes, ils ne sont pas non plus plus intelligents que les autres. Nous avons réussi à voir cette réalité brute, ils peuvent également la voir, mais pour cela il faut la structurer. Du Mali, nous sommes allés au Maghreb, puis nous sommes revenus en Mauritanie pour discuter avec des théologiens, des intellectuels salafistes. Ils parlent pour eux-mêmes. Quand quelqu’un vous dit que la démocratie est une mécréance, il n’y a pas besoin de mettre de commentaire.


Vous avez déclaré lors d’une interview pour Mondafrique ne pas vous être « demandé s’ils ont raison ou pas » et qu’« il s’agissait simplement d’écouter, de voir comment ils justifient tous les actes qu’ils commettent ». Est-ce que ce non-questionnement n’est pas contraire au métier de journaliste ?
Nous n’avons aucune autorité, François (Margolin) et moi-même. Les gens se font leur propre idée. Et le métier de journaliste, c’est d’abord de rapporter les faits.


Quel est le but du film ?
Nous pensions donner un matériel inédit pour permettre de comprendre ce qu’est le phénomène du salafisme, et surtout du jihadisme. Si j’étais un politicien et que je n’avais pas la possibilité de discuter avec les hauts cadres jihadistes comme Abou Bakr el-Baghdadi (le « calife » de l’EI), en parlant à ses disciples qui tiennent le même discours, je comprendrais à qui j’ai affaire. En France, l’image que l’on se fait du jihadiste est celle de quelqu’un d’intellectuellement très diminué, au parcours chaotique, qui est passé en général par la case prison. Il y a donc un effet de surprise avec le film, qui montre qu’ils ne sont pas tous comme ça. On part avec des a priori. Donc c’est peut-être ça qui a un peu inquiété. Moi-même, je ne pensais pas qu’un jihadiste pouvait avoir son bac, qu’il suivait l’actualité comme nous.
Même les habitants de Tombouctou qui vivent sous le joug des jihadistes ne les connaissent pas. Nous sommes allés là-bas pour tenter de répondre aux questions que l’on se pose à Paris, mais aussi à Tombouctou. Je me suis même mis dans la peau d’un habitant de cette ville. L’un d’entre eux m’a dit que la ville a toujours été islamique, mais qu’il ne comprend pas qui sont ces gens, qu’ils n’ont rien à voir avec les autres musulmans, qu’il s’agit d’une nouvelle religion. Comme si les habitants de Tombouctou voulaient me dire que ces gens ne sont pas des musulmans, mais plutôt des partisans de Satan. C’est pour cela que nous avons tenu à mettre dans le film trois personnages qui m’ont marqué dans le nord du Mali, dont un jeune Touareg qui m’a confié qu’il « ne comprenait pas ce phénomène » et qu’il s’agit pour lui « d’une nouvelle religion ».


Votre film-documentaire va-t-il être projeté à l’étranger, et notamment dans certains pays arabes ?
Nous aimerions bien, mais pour l’instant nous n’avons été contactés que par quelqu’un en Algérie, et en Égypte.




Propos recueillis par Caroline HAYEK |

L’Orient-Le Jour



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