On l’a pris, à tort, pour un gros bonnet d’Al-Qaïda. Kidnappé dans sa Mauritanie natale, puis remis aux Américains, Mohamedou Ould Slahi croupit depuis 2002 dans la sinistre base cubaine. Dans un livre choc, il raconte sa terrifiante odyssée.
Il est l’un des 136 prisonniers encore dĂ©tenus sur la base amĂ©ricaine de Guantánamo. NĂ© en 1970 Ă Rosso, en Mauritanie, Mohamedou Ould Slahi a Ă©tudiĂ© et travaillĂ© pendant une douzaine d’annĂ©es en Allemagne. VĂ©tĂ©ran du jihad contre les SoviĂ©tiques en Afghanistan, il est soupçonnĂ© d’avoir trempĂ© dans "le complot de l’an 2000", qui visait Ă faire exploser des bombes Ă l’aĂ©roport de Los Angeles. Ce qu’il a toujours niĂ©. ArrĂŞtĂ© Ă son retour du Canada Ă la demande de l’administration amĂ©ricaine, emprisonnĂ© Ă Nouakchott pendant deux semaines, en fĂ©vrier 2000, avant d’être remis en libertĂ©, il mène une vie paisible dans son pays lorsqu’il est kidnappĂ© par la police secrète, le 20 novembre 2001, et remis en toute illĂ©galitĂ© Ă des agents de la CIA, qui le transfèrent Ă Amman pour y ĂŞtre interrogĂ©. Sa captivitĂ© dure huit mois. Les limiers du renseignement jordanien arrivent Ă la mĂŞme conclusion que leurs homologues sĂ©nĂ©galais et mauritaniens : le dossier est vide. Mais les AmĂ©ricains, persuadĂ©s de tenir un gros poisson, n’en dĂ©mordent pas : ils rĂ©cupèrent "leur" prisonnier et finissent par le transfĂ©rer Ă Guantánamo, en aoĂ»t 2002. Dès l’annĂ©e suivante, il est soumis Ă un Ă©pouvantable rĂ©gime de tortures, le "plan d’interrogatoire spĂ©cial", concoctĂ© avec l’aval de Donald Rumsfeld, le secrĂ©taire Ă la DĂ©fense de George W. Bush. Un traitement qu’il dĂ©crit dans un extraordinaire manuscrit de 466 pages, rĂ©digĂ© en 2005, que des activistes, alertĂ©s par ses avocates, ont rĂ©ussi Ă se procurer et Ă faire publier. Les Carnets de Guantánamo, son tĂ©moignage bouleversant, viennent de paraĂ®tre en français, aux Ă©ditions Michel Lafon.
Le "Forrest Gump" du jihadisme Mohamedou Ould Slahi a eu le tort de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment, et d’avoir fréquenté les mauvaises personnes. Morris Davis, un colonel américain interrogé par le magazine Slate, en 2013, au moment de la publication en anglais des extraits des Carnets, pris de remords et conscient de la tragique méprise, expliquait : "Quand Ould Slahi est arrivé, beaucoup ont cru qu’ils avaient attrapé un "bon client". Il me faisait penser à Forrest Gump, dans le sens où il figurait dans le décor de nombre d’événements importants de l’histoire d’Al-Qaïda. Sa présence en Allemagne, au Canada et dans divers endroits douteux, laissa croire que c’était un gros bonnet. Mais quand ses interrogateurs firent vraiment l’effort de le sonder, ils conclurent que [dans son cas] il y avait beaucoup de fumée mais pas de feu." Le drame d’Ould Slahi s’est noué entre novembre 1999 et janvier 2000, au Canada. Malheureusement pour lui, il se trouvait à Montréal au même moment que le véritable cerveau du "complot de l’an 2000", Ahmed Ressam, un Franco-Algérien arrêté à la frontière canado-américaine en possession de 59 kg de nitroglycérine. Les deux hommes fréquentaient la même mosquée. Circonstance aggravante : Ould Slahi se trouvait être à la fois le cousin et le beau-frère du théologien Abou Hafs al-Mauritani - de son vrai nom Mahfouz Ould al-Walid -, l’un des principaux responsables de la galaxie Al-Qaïda, dont la tête était mise à prix par Washington. C’est sur la base de ces présomptions qu’il est interrogé par les services canadiens, alors qu’il vient de s’installer dans ce pays. Terrorisé, il décide de rentrer en Mauritanie, et prend un vol transitant par Bruxelles et Dakar. Erreur fatale : s’il était resté au Canada ou s’il était retourné en Allemagne, il ne lui serait rien arrivé, ou presque. Les ressortissants du Sud sont souvent mieux protégés contre l’arbitraire dans les pays du Nord...
Tribulations secrètes Cueilli Ă Dakar dès sa descente d’avion, il est jetĂ© dans une cellule crasseuse. On lui pose les mĂŞmes questions qu’au Canada. Il croit Ă un mauvais rĂŞve. Au bout de quelques jours, le commissaire sĂ©nĂ©galais lui explique que son gouvernement n’a aucune envie de le garder, faute de preuves. Mais les AmĂ©ricains mènent la danse. Des interrogateurs du FBI viennent longuement le questionner. Des scènes analogues se reproduiront en Mauritanie. Le directeur de la SĂ»retĂ© de l’État (DSE), oĂą il sera dĂ©tenu au secret deux fois quinze jours, en fĂ©vrier 2000 et en septembre 2001, lui avoue sans ambages : "Nous n’avons rien contre toi. Si cela ne tenait qu’à nous, tu serais dĂ©jĂ libre. Mais les AmĂ©ricains veulent absolument te rĂ©interroger." Les Jordaniens pratiquent la torture au quotidien, certes, mais Ă condition d’avoir des doutes raisonnables. Ils ne se jettent pas sur le premier venu pour le faire souffrir, dit-il. Ironie du sort, c’est le 28 novembre 2001, jour de la fĂŞte de l’indĂ©pendance mauritanienne, qu’il apprend qu’il va ĂŞtre remis aux services spĂ©ciaux jordaniens, Ă la demande des AmĂ©ricains. Il est saisi d’effroi : avec les Égyptiens, les interrogateurs jordaniens comptent parmi les plus durs du monde arabe. Il ne sera pourtant pas trop maltraitĂ© au cours de ses huit mois de captivitĂ© Ă Amman et s’attire mĂŞme la compassion de ses geĂ´liers. Dans son rĂ©cit, il explique : "Les Jordaniens pratiquent la torture au quotidien, certes, mais Ă condition d’avoir des doutes raisonnables. Ils ne se jettent pas sur le premier venu pour le faire souffrir." Entre deux interrogatoires, il lit la Bible, pour comprendre ce livre qui façonne plus ou moins la vie des AmĂ©ricains. Le 19 juillet 2002, ses espoirs s’effondrent : les AmĂ©ricains l’emmènent sur la tristement cĂ©lèbre base de Bagram, en Afghanistan, l’antichambre de Guantánamo. Il est finalement transfĂ©rĂ© Ă Cuba le 5 aoĂ»t, par vol spĂ©cial, avec 35 camarades d’infortune. Le voyage, de quarante heures, est un cauchemar, il grelotte, manque de suffoquer, et une sciatique lui fait souffrir le martyre.
Au bloc "India" Il croit d’abord qu’il sera mieux traitĂ© par les AmĂ©ricains et que ceux-ci dĂ©couvriront leur mĂ©prise. C’est l’inverse qui se produit : on le soupçonne maintenant de faire partie du grand complot contre les États-Unis et d’être l’un des principaux sergents recruteurs d’Al-QaĂŻda. Car entre-temps, le YĂ©mĂ©nite Ramzi Bin al-Shibh, coordinateur des attaques du 11 Septembre, a Ă©tĂ© capturĂ© au Pakistan. TransfĂ©rĂ© dans une prison secrète de la CIA, non loin de Rabat, au Maroc, et affreusement torturĂ©, il a avouĂ© avoir Ă©tĂ© en contact avec Ould Slahi, et avoir passĂ© une nuit chez lui, en Allemagne, en octobre 1999 (ce qui est l’exacte vĂ©ritĂ© - sauf que Slahi ignorait tout de ses projets criminels). Cette fois, toutes les apparences sont contre lui. L’un de ses interrogateurs lui explique qu’il est dĂ©sormais classĂ© premier sur la liste des 15 dĂ©tenus les plus dangereux du camp : "Tu es arabe, jeune, intelligent, tu as fait le jihad, tu parles des langues Ă©trangères, tu t’es rendu dans de nombreux pays et tu es diplĂ´mĂ© dans un domaine technique. Regarde les pirates de l’air du 11 Septembre : ils Ă©taient exactement comme toi." Ould Slahi est alors isolĂ©. TransfĂ©rĂ© au bloc "India", il va endurer un calvaire, aux mains des interrogateurs militaires. Les agents du FBI, qui refusent de prendre part aux sĂ©ances de torture, sont Ă©cartĂ©s. Aux humiliations, morales et sexuelles, aux mauvais traitements, aux pressions psychologiques et aux interrogatoires sans fin qui forment le quotidien des captifs de Guantánamo s’ajoutent des sĂ©ances de bastonnade bestiales et des simulacres d’exĂ©cution. Il craque, avoue tout, noircit plus de 1 000 pages de fausses informations sur ses prĂ©tendus amis... Épilogue Près de dix ans se sont Ă©coulĂ©s depuis l’écriture de ce rĂ©cit. Ould Slahi aurait-il aujourd’hui les ressources physiques et mentales pour le continuer ? Le 22 mars 2010, James Robertson, juge du district de Columbia, a ordonnĂ© sa libĂ©ration, en vertu de l’ordonnance de l’habeas corpus. L’administration Obama s’y est opposĂ©e et a fait appel. L’affaire est en cours. En 2008, Barack Obama s’était engagĂ© Ă fermer Guantánamo dans les plus brefs dĂ©lais. On attend toujours. En Mauritanie, le prĂ©sident Maaouiya Ould Taya, qui avait livrĂ© Ould Slahi aux AmĂ©ricains, a Ă©tĂ© renversĂ©. Quant Ă son beau-frère, le prĂ©dicateur Abou Hafs al-Mauritani, il coule des jours tranquilles Ă Nouakchott auprès des siens. Après que sa tĂŞte a Ă©tĂ© mise Ă prix 25 millions de dollars, il a passĂ© dix annĂ©es en rĂ©sidence surveillĂ©e en Iran, oĂą il s’était rĂ©fugiĂ©. Remis aux autoritĂ©s de son pays en 2012, il a Ă©tĂ© lavĂ© de tout soupçon : on a appris entre-temps qu’il avait tentĂ© de dissuader Ben Laden d’attaquer New York et Washington...
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