Débat : L’Islam n’est pas une religion nationale   
03/03/2008

On sait, du moins depuis que Villefredo Pareto nous l’avait appris, que les hommes ont la manie de toujours vouloir justifier par des arguments rationnels c’est à dire qui s’imposent à tout le monde, en raison de leur objectivité ou universalité, des idées, des décisions ou des choix bien souvent dictés par des sentiments, des passions ou des convictions profondément personnelles.



Ils puisent ainsi dans tout ce qui leur semble susceptible d’emporter la décision, sans contestation possible : ils sollicitent la science, l’histoire, la religion … afin de convaincre du bien fondé d’un sentiment généralement arbitraire ou en tout cas dont les motivations sont si profondes, si intimes, qu’elles ne paraissent pas aussi évidentes pour ceux qui ne les éprouvent pas.
Jusqu’ici l’entreprise n’est ni illégitime, ni dangereuse. Elle ne prend une telle tournure que quand elle tente de manipuler indûment, à des fins partisanes, égoïstes et égocentriques, une valeur qui est non seulement sacrée pour plus d’un milliard de personnes, mais aussi dont tout accaparement nuit gravement et dangereusement à son essence, à sa portée universaliste.

Ces craintes étaient davantage suscitées par les agissements de ceux que nous appelons les nationalistes arabes, confrontés à leurs concitoyens de culture non arabe qui résistent à l’assimilation et à la domination, qui cherchaient à imposer, souvent au moyen de la violence, l’identité de l’Islam et de l’arabité, davantage en faveur de celle-ci que de celui-là.
Mais aujourd’hui ce discours semble relayer malheureusement par une partie de nos personnalités religieuses- elle est minoritaire certes, mais pèse tout de même dans le champs idéologique et social – qui semble pas se rendre compte qu’une domination, une hégémonie ou une oppression politique, économique et culturel justifiée et maintenue au nom d’une certaine idéologie ne peut pas ne pas dresser les victimes de cette oppression contre cette idéologie elle-même. Même les islamistes, en dépit de leur volonté d’imposer une vision unique de l’Islam, se sont toujours néanmoins abstenus de l’identifier à une ethnie, à une race ou à une culture.

C’est le risque pourtant que nous a semblé avoir pris un de nos érudits, ancien ministre nostalgique du pouvoir de Ould Taya pour avoir, selon lui, arabisé le discours officiel dans le pays,  connu aussi pour ses positions favorables à l’esclavage, invité de l’émission religieuse hebdomadaire du vendredi « Ghadaya Islamia » de la télévision nationale. Il avait en effet affirmé au cours de cette émission qu’il n’y avait aucune différence entre l’arabité et l’Islam et que l’Islam « berbère » ou « négro » (ici l’érudit esquisse un sourire) ne sont rien d’autre qu’une pure invention de la colonisation, dans le but évident, selon le principe bien connu de diviser pour mieux régner. L’idée à peine cachée derrière ce raisonnement est que les noirs de Mauritanie (appelés de plus en plus "Zounoujes" en lieu et place de "Soudan", concept par lequel les désignaient les historiens Arabes du moye-âge et qui réservait la première appellation aux noirs de l’Afrique orientale) , ne peuvent vivre pleinement l’Islam que s’ils se renient et adoptent la langue et la culture arabe. En suivant cette logique , l’arabe chrétien , juif ou athée serait en réalité , pour ainsi dire malgré lui un authentique musulman.

Une telle conception ne peut être défendue que par un scientiste ou positiviste dont on sait qu’il nie le principe de la transcendance. Ainsi il est tenu , conformément à son impératif scientifique, de considérer l’Islam comme sécrétion culturelle de la société arabe au 6ème siècle. Ce qui est loin, j’imagine, de ce que pense notre savant. Comme nous savons par ailleurs que le principe de la négation de la transcendance est postulé non démontré  nous croyons, nous en l’existence de Dieu, des anges et de la mission du Prophète (PSL), pour élever en nous un mur contre la barbarie lorsqu’elle vise la destruction de l’humanité.

Toujours est-il que la preuve ou la justification de ses assertions, notre savant va les chercher l’histoire musulmane au moyen-âge, c’est à dire à l’époque de son rayonnement et de sa main mise sur l’essentiel du savoir humain de cette période. On apprend ainsi que la majorité des savants qui avaient porté la civilisation islamique au stade où elle était, n’étaient nullement des Arabes au sens ethnique du terme, mais se considéraient et se sentaient, selon l’érudit, comme tels et qu’ils n’avaient par conséquent fait prévaloir aucune spécificité culturelle, ethnique ou raciale, du fait de leur statut de musulmans.
On se souvient que cette idée, pour des raisons inverses des préoccupations de notre érudit, fut avancée au 19ème siècle par Ernest Renan (1823- 1892), soupçonné d’anti-sémitisme – juif certes, mais aussi et surtout arabe – qui devait lui permettre de monter, du moins c’est qu’il pensait, que ces derniers étaient incapables congénitalement de cultiver et de développer le savoir philosophique et scientifique, en raison de leur appel aux concepts rationnels. Les arabes seraient, d’après lui, davantage plus doués pour les disciplines mystique et théologique. La pensée rationnelle qui fut au point de départ de la renaissance et de l’ascension de l’Europe dans lequel on connaît le rôle joué par les musulmans dans sa transmission, ne serait donc pas, pour Renan, le fait des arabes, mais des peuples iraniens, syriaques convertis à l’Islam, tels ( Averroes , Ibn Rochd ; Razes, Al Razi ; Avicienne ; Ibn Sinna, … ) .

Si cette idée peut être investie d’une quelconque valeur , c’est qu’elle apporte un démenti éloquent et formel à ceux qui veulent nous persuader abusivement , qu’il existe des liens intrinsèques entre les créations intellectuelles et artistiques avec la langue maternelle. Ernest Renan et notre érudit ont tort tous les deux de projeter sur une période essentiellement dominée par un sentiment religieux des préoccupations nationalistes nées au 19ème Siècle pour l’Europe et dans sa foulée, mais bien plus tard, au 20ème Siècle pour l’Afrique et le monde arabe.

Du reste l’attachement à la langue arabe à cette époque pouvait s’expliquer ou se comprendre ( en matière de « faits » humains , il est préférable de parler de compréhension plutôt que d’explication ) par le fait que le Coran a été révélé en langue arabe – il est dit quelque part dans celui-ci qu’une religion est toujours révélé dans la langue de celui qui en sera le support humain – mais celle-ci n’épuise pas la nature du message divin qui transcendant et universel , destiné à toute l’humanité dont la diversité raciale et linguistique est considérée comme un bien fait et une preuve de la générosité et de la puissance de Dieu. D’autre part, par quoi remplacer la langue arabe à cette époque ? Elle était probablement le seul véhicule, en tout cas le plus efficace et le plus universel pour l’accession aux savoirs dans le domaine des sciences médicales, des mathématiques, de la philosophie, … Mais les temps ont changé et il faut être aveugle, sourd ou entêté pour ne pas le voir, l’entendre ou l’admettre.

Enfin il est facile d’accepter qu’il y a un Islam en soi, en tout cas du point de vue de Dieu et son Prophète (PSL), mais il est vécu différemment par chaque aire culturelle.
C’est pourquoi le sociologue, l’historien ou l’anthropologue est fondé à parler d’un «Islam noir», «berbère», «asiatique» ou «arabe», c’est à dire d’un Islam fortement influencé par les traditions des communautés où il s’est implanté, en dépit de la permanence du socle incarné par la profession de foi, la prière, la Zakat, le jeûne et le pèlerinage.

On peut même ajouter l’idée soutenue, pour des raisons qui ne nous concernent pas ici, par le philosophe marocain Mohamed Abd Al-Jabri (Introduction à la critique de la raison arabe) selon laquelle la conversion massive des iraniens au chiisme est l’expression d’une certaine résistance religieuse et culturelle à la domination des arabes, selon lui, majoritairement Sunites. Les tentatives de traduction du Coran en langues berbères sous les almohades (1147 –1269) vont dans le même sens.

Quant à l’autre aspect de la réflexion tendant à discréditer tout attachement à la langue française en raison de ses liens avec la colonisation, il ne nous paraît pas davantage plus recevable. La colonisation, il est vrai, est en tant que telle un acte violent, inhumain et par conséquent c’est un régime détestable et condamnable.  Mais ceci ne nous semble pas suffisant pour lui dénier toute conséquence bénéfique, même  involontaire et en contradiction non pas seulement avec les principes qu’elle invoquait, mais avec la réalité de la politique qu’elle appliquait. En Mauritanie, elle est en tout cas intimement liée au règne de la paix, laquelle avait  été le principal argument pour la justifier et l’accepter. Il n’est pas besoin de rappeler que c’est elle qui mit fin à une violence guerrière stérile et sans perspective qui menaçait les hommes et les ressources et que rien ne semblait arrêter ou en indiquer la fin prochaine.
C’est aussi elle qui permit l’instauration de cet Etat dont on attend aujourd’hui ordre, sécurité, égalité, justice, meilleure répartition du pouvoir et des richesses et souveraineté. L’idée, saugrenue et mensongère défendue par des illuminées qui voient dans le plus éphémère regroupement familial ou tribal, une institution étatique, et selon laquelle, il y a une continuité historique entre notre Etat actuel et le mouvement Almoravide est discrédité par sa gratuité même.

Elle a « légué » en plus une langue moderne, parlée par tout notre entourage immédiat, qui véhicule des valeurs essentielles : liberté, égalité, justice et surtout cet esprit critique dont elle fut la première victime, avant de devenir un puissant et redoutable instrument de critique sociale, idéologique et politique entre les mains des groupes traditionnellement dominés et marginalisés. C’est cet esprit qui a permis de poser un regard neuf et différent sur des valeurs inégalitaires, mues en tradition religieuse et que certains, insensibles à l’évolution du temps, tentent vainement de conserver. Il semble le plus insupportable à des individus habitués à être considérés comme une source de vertus de valeur et de vérité. C’est grâce à cet esprit qu’un intellectuel, d’origine « aristocratique » pourtant, faisait remarquer récemment à propos de son livre dont le thème concerne la condition servile, la contradiction ahurissante entre un précepte coranique qui recommandait aux fidèles d’insérer le nouveau-né dans sa filiation patrilinéaire et une interprétation et une pratique fondées sur un statut contestable qui le maintienne dans les origines matrilinéaires.

Il est compréhensible, sans être justifié à notre sens, que face aux tentatives de « nationalisation » de notre commune et universelle religion, dans l’intention inavouée de nous dominer, certains puissent être tentés par le soutien, en réaction, d’itinéraires et de causes hostiles à l’Islam.
C’est par exemple ce qui arriva, nous dit Mohamed Igbal , au Punjab, lorsque des femmes , désireuses de se débarrasser de maris autoritaires et indésirables, n’eurent d’autres solutions que l’apostasie (Mohamed Igbal,  reconstruire la pensée religieuse de l’Islam, P. 182 ) . Mais nous pensons que le refus de l’oppression, même appuyée sur la religion, ne doit pas conduire à la négation de la foi. Si un intellectuel occidental, aristocrate et français en l’occurrence Alexis de Tocqueville a osé dire que «c’est le despotisme qui peut se passer de la foi, mais non de la liberté» (R. Aron, Les étapes de la pensée sociologique). Que dirions-nous, qui sommes élevés dans la tradition islamique, aussi rudimentaire soit-elle ? Bien loin de le rejeter, nous devons nous l’approprier et l’insérer dans véritable projet : un bien fait de Dieu destiné à toute l’humanité.

R’chid Ould Mohamed   


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